CHAPITRE XIV

 

Deux heures plus tard, Holman était assis entre Janet Halstead et sir Trevor Chambers dans l’une des vastes salles de conférence du ministère de la Défense. Son coup de téléphone du Centre de la Recherche avait porté : à grand renfort de cris, sir Trevor avait alerté qui de droit. On n’allait d’ailleurs pas tarder à apprendre que ce tapage n’était pas nécessaire : le ministère venait d’adopter une politique de transparence  – limitée toutefois à l’usage de quelques-uns. Il ne s’y était pas décidé de gaieté de cœur, mais l’ordre émanait d’une autorité supérieure.

En attendant que les débats commencent, Holman observa les personnes présentes autour de la longue table de chêne parlant à voix basse avec leurs voisins immédiats. Il en reconnaissait certaines, d’autres lui avaient été présentées à son arrivée. Il essaya de se rappeler les noms et les titres : le ministre de l’Intérieur, Charles Lyall-Smith, imperturbable comme à l’ordinaire ; lord Gibbon, le ministre de la Défense, et son Premier secrétaire, en grande conversation avec le sous-secrétaire d’Etat aux Armées, William Douglas-Glyne, et son Premier secrétaire ; le secrétaire général de la Défense, sir Hugh Dowling, personnage massif et truculent, qui hurlait de bonnes blagues à l’adresse du général Michael Reedman, chef d’état-major, et de son assistant, le lieutenant-général Keith Macklen ; le premier conseiller à la Recherche scientifique, le professeur Hermann Ryker, plongé dans l’étude d’un document dont il soulignait certains passages. Et d’autres encore, dont la fonction échappait à Holman ; parmi ceux-ci, trois militaires en uniforme.

Le ministre de l’Intérieur tapota la table de son stylo pour rappeler l’assistance à l’ordre.

— Messieurs, commença-t-il, madame (il salua Janet Halstead d’un bref sourire), vous connaissez les faits. La réunion de ce soir a pour but de vous informer de leurs causes et d’élaborer un plan d’action. Je suis en contact permanent avec le Premier ministre, qui revient en ce moment même d’Union Soviétique. Il regrette de ne pas être des nôtres dans cette crise, mais ne souhaite pas que les mesures à prendre soient retardées par son absence. Il est dommage que sa visite en Union Soviétique ait dû être écourtée si précipitamment, vu la très grande importance diplomatique de l’enjeu, mais la sauvegarde du pays prend évidemment le pas sur toute autre affaire. Il m’a prié de vous informer qu’il souscrira dès son arrivée à toute action décidée ce soir, de façon à ce que son application ne souffre aucun délai.

Sa première directive est la suivante : que personne ne fasse, au nom de vos ministères respectifs, de la rétention d’informations ! J’ai eu avec messieurs Gibbon et Douglas-Glyne quelques entretiens privés dont j’ai exposé la teneur au Premier ministre. Il est formel : il ne doit pas y avoir de dissimulation entre nous. La réunion de ce soir  ne donnera pas non plus lieu aux accusations et aux reproches ; nous sommes ici pour trouver des solutions ! Car la sauvegarde de millions de personnes est en jeu  – soyons tout à fait clairs sur ce point. Les catastrophes que vous avez observées ne sont pas des faits isolés. Vous avez eu connaissance des désastres majeurs, mais je peux vous assurer qu’il y en a eu beaucoup d’autres, moins spectaculaires, mais avec les mêmes tragiques conséquences.

Quelques-uns parmi vous en connaissent à présent les causes ; mon intention est de vous les révéler à tous, afin que nous puissions unir nos talents pour combattre cette menace, cette menace grandissante, au sens propre du terme.

Il promena un regard circulaire sur l’assistance pour juger de l’effet de ses paroles. Puis, se tournant vers le ministre de la Défense assis à sa droite :

— Richard, voulez-vous répéter l’information que vous m’avez donnée hier ?

Lord Gibbon se pencha en avant en prenant appui sur ses coudes, les mains serrées l’une contre l’autre.

— Messieurs, je crains que le ministère de la Défense n’ait une large part de responsabilité dans...

— Nous ne sommes pas ici pour répartir les responsabilités, Richard. Exposez-nous simplement les faits, coupa sèchement le ministre de l’Intérieur.

— Très bien.

Abandonnant toute attitude de culpabilité, lord Gibbon se redressa, comme soulagé, pour exposer à la façon précise d’un homme d’affaires :

— Si nous voulons prendre les choses à leur début, il nous faut remonter quinze ans en arrière. Notre centre de recherche microbiologique de Porton Down comptait alors un brillant scientifique nommé Broadmeyer, spécialiste de la guerre bactériologique.

Holman sentit son cœur s’accélérer. Il avait raison ! Ces salauds et ces inconscients étaient responsables !

— Le professeur Broadmeyer était un sujet brillant à bien des égards, poursuivit lord Gibbon. Trop brillant peut-être. Il a découvert  – ou créé  – un organisme capable d’affecter le cerveau de l’homme ou de l’animal.

— Pouvons-nous être plus précis ? interrompit une voix au léger accent étranger.

Tous les regards se tournèrent vers le professeur Hermann Ryker, conseiller à la recherche scientifique.

— Oui, professeur Ryker ? fit le ministre de l’Intérieur.

— Il n’a pas plus créé cet organisme qu’il ne l’a découvert, expliqua gravement Ryker. Il l’a obtenu par mutation. Il a opéré cette mutation à partir d’un organisme connu, le mycoplasme.

Comme le savant ne poursuivait pas, le ministre de la Défense reprit :

— Peut-être désirez-vous continuer, Professeur ? Vous faites plus autorité que moi en la matière.

— C’est juste, reconnut le professeur qui jeta un regard circulaire sur l’assemblée. Broadmeyer était un esprit remarquable et j’ai étudié sous sa direction durant plusieurs années, mais il était aussi, dirons-nous, un peu irréfléchi. Il a modifié le mycoplasme de façon à ce que, s’il entre dans le sang, il attaque les cellules saines et voyage vers le cerveau, tel un parasite. Je suis sûr que le docteur Halstead connaît bien le facteur Rhésus  – l’intéressée hocha la tête en signe d’acquiescement  – à cause duquel se produit chez le fœtus une déficience mentale à la suite d’une incompatibilité antigénique avec sa mère. D’un point de vue théorique, un processus analogue intervient ici... Les micro-organismes provoquent une inflammation des tissus et de l’enveloppe du cerveau. De nouvelles cellules parasites se multiplient au détriment des cellules saines. Plus les premières se renforcent, plus les autres sont « dévorées ». D’où le complet effondrement mental de qui contracte la maladie. En fin de compte, la victime sera réduite à l’état végétatif, incapable de la moindre activité psychique.

— Dans ce cas, comment expliquez-vous que je ne sois pas devenu un légume ? s’exclama Holman qui se contenait difficilement.

Le professeur le regarda avec un vague sourire.

— Vous avez eu beaucoup de chance, monsieur. Je pense que madame Halstead aura maintenant une idée de ce qui vous a sauvé.

— Monsieur Holman a subi une transfusion sanguine à cause d’une blessure qu’il a reçue durant sa crise, expliqua cette dernière. J’imagine qu’elle a contribué à éliminer de son sang les cellules étrangères.

— Précisément, madame Halstead, approuva le professeur. La transfusion a aidé les cellules saines à détruire les intruses, à la façon d’un régiment envoyé en renfort dans la bataille. Heureusement pour monsieur Holman, il l’a reçue avant que les cellules parasites ne puissent se multiplier. Mais il a eu de la chance pour une autre raison encore. Comme la plupart des organismes utilisés en vue de la guerre biologique, le mutant Broadmeyer, comme nous le nommions en secret, était autoreproducteur. Il ne lui fallait que du bioxyde de carbone, qui se trouve dans l’air même que nous respirons, pour croître et se développer, je dirais se multiplier. Monsieur Holman y a été exposé alors que le produit était au stade initial de son développement ; il venait d’être libéré dans son état premier, relativement peu virulent. La vapeur, ou le brouillard comme vous l’appelez, est une conséquence du processus par lequel cet organisme puise le bioxyde de carbone contenu dans l’air. Ceci est étrange en soi, car en temps normal un organisme qui se nourrit presque exclusivement de bioxyde de carbone doit être photosynthétique : il a besoin de la lumière du soleil pour vivre et se multiplier. D’autre part, le mycoplasme n’a pas de paroi cellulaire, rien que la fragile membrane du plasma  – ce qui signifie qu’il ne peut vivre et se développer que dans un environnement osmotiquement protecteur, et explique qu’il vive en large groupe pour protéger le cœur même de sa substance des changements de pression osmotique. Vous voyez la contradiction : le mycoplasme a besoin de soleil pour exister, or il s’entoure de cette étrange brume. Seul Broadmeyer, qui a conçu cette mutation, connaissait la clef du mystère. Mais il est mort, tué par le virus qu’il a créé.

— Ainsi que je l’ai dit, il était assez irresponsable. D’abord pour avoir produit une telle mutation, mais aussi sur de nombreux petits points. Il a eu la négligence, par exemple, de s’exposer au mycoplasme, ce qui l’a conduit à la démence. Dans sa folie, il a détruit tous ses papiers, ses notes, le travail de plusieurs années, non seulement au sujet du mycoplasme, mais d’autres projets admirables  – tout cela, perdu à jamais. Il est mort fou, victime de sa propre création, et il a emporté ses secrets avec lui. Comme beaucoup d’autres produits élaborés au nom de la guerre biologique, celui-là était trop dangereux pour être utilisé. Peut-être le lieutenant-général Macklen voudrait-il nous expliquer ce qu’il en est advenu ?

— Nous ne nous tenons plus d’impatience, lança sir Trevor Chambers, caustique.

— Sir Trevor, gronda le ministre de l’Intérieur sur le ton de l’avertissement.

— Auparavant, intervint Janet Halstead, puis-je poser au professeur Ryker une question concernant le traitement ? Il me semble que c’est le point le plus important en ce moment, ne croyez-vous pas ?

Le ministre de l’Intérieur donna son assentiment d’un geste.

— Vous confirmez qu’une transfusion sanguine est la solution, Professeur ? demanda Janet Halstead.

— Oui, pourvu qu’elle soit administrée à temps. Si les cellules parasites sont déjà bien implantées dans le cerveau, la transfusion ne sert à rien. Dans le cas de monsieur Holman, les cellules intruses n’avaient pas encore eu le temps de se développer ; les autres les ont donc dominées facilement. Mais dans le cas inverse...

Il eut une mimique exprimant la fatalité.

— Et si l’on utilise des rayons pour brûler les mauvaises cellules ?

— Heu... oui. Oui, c’est une possibilité. Mais c’est toujours dangereux, car les cellules saines peuvent être endommagées. Cette méthode requiert la plus extrême prudence. Rappelez-vous qu’on ne peut plus rien pour les cellules lésées par les parasites ou les rayons X. Elles ne repousseront plus jamais.

— Certes, mais c’est une chance à courir.

— Bien entendu, intervint lord Gibbon, vous ne pouvez espérer traiter de cette façon tous ceux qui contractent la maladie. Simplement parce que nous n’en avons pas les moyens.

— C’est évident. Mais... Janet Halstead jeta un coup d’œil circulaire aux personnes présentes) c’est à vous d’agir en sorte que nous n’ayons pas à le faire. Vous devez détruire le mycoplasme !

Sans laisser à quiconque le temps de commenter sa sortie, elle se tourna vers Holman.

— John, je retourne au Centre de Recherche. Je veux faire une transfusion à miss Simmons, et si c’est nécessaire une séance de rayons. Etant donné l’état de son père, je pense que c’est à vous qu’il faut en demander l’autorisation.

— Allez-y, répondit Holman, faites tout ce qui lui sera nécessaire.

Elle lui tapota l’épaule en se levant.

— Excusez-moi, messieurs, j’ai des vies à sauver. Et une foule de tâches à organiser. Puis-je compter que vous me tiendrez informée ?

Le professeur Ryker réprima un sourire d’admiration en la regardant s’éloigner. Le ministre de l’Intérieur s’éclaircit la gorge.

— Il y a une autre question que j’aimerais poser. Elle pourrait avoir un rapport avec certain point dont nous débattrons ensuite. (Son regard se posa sur Ryker.) Lorsqu’une personne a surmonté la maladie, est-elle immunisée contre des agressions ultérieures ?

Le professeur médita la question avant de déclarer :

— Il semble que oui, encore que j’aimerais avoir l’opinion de madame Halstead sur ce point. Quand le corps humain a vaincu une maladie, il développe une résistance, parfois définitive, à celle-ci ; dans le cas qui nous occupe, si le mycoplasme mutant a été quasiment éliminé de l’organisme et les cellules intruses tuées dans le cerveau avant qu’elles aient pu se former, comme chez monsieur Holman, alors oui, je pense que l’immunité est acquise. La théorie reste à confirmer, bien entendu, mais le corps édifie ses propres défenses.

— Et... hum ! Est-ce une maladie infectieuse ? s’enquit sir Trevor Chambers en évitant soigneusement le regard de Holman. Est-ce que monsieur Holman peut la passer à d’autres ?

— Cela ne semble pas s’être produit, que je sache ? répliqua Ryker avec un sourire contenu. Mon opinion est que l’ADN  – le matériel génétique  – du produit se combine immédiatement à l’ADN des cellules cérébrales, d’une manière analogue à celle dont, croit-on, les virus porteurs de cancer investissent le matériel cellulaire. Dans le cas de ces virus, naturellement, le matériel extra-génétique peut rester assoupi pendant des années avant qu’un facteur déclenchant ne se manifeste. Dans le cas du mutant de Broadmeyer, à mon sens son ADN engendre presque aussitôt des cellules extrêmement malignes, mais dont les effets fâcheux ont néanmoins l’avantage de rendre l’organisme non contagieux.

Notre problème est le suivant : ne connaissant qu’imparfaitement le mycoplasme dans son état normal, nous en savons moins encore sur ce même produit une fois modifié. Très brièvement, voici ce que je peux vous dire du mycoplasme : appelé aussi OPP  – organisme pleuro-pneumonique  –, il se compose des plus petites cellules connues qui soient capables de se multiplier indépendamment d’autres cellules vivantes ; certaines, presque sphériques, n’ont qu’un millième de millimètre de diamètre.

Leurs chromosomes pour la plupart ne contiennent que six cent cinquante gènes  – environ le cinquième de ce qu’on trouve chez une bactérie commune. D’un point de vue physiologique et biochimique, les cellules microplasmiques ressemblent à des bactéries, avec l’importante réserve que j’ai déjà mentionnée : elles sont dépourvues d’enveloppe cellulaire.

Ryker observa une pause, le temps de promener son regard sur les visages déconcertés qui l’entouraient.

— Vous allez comprendre. Comme ces cellules ne sont pas limitées par une enveloppe rigide, elles peuvent se déformer pour se glisser dans des orifices plus étroits que leur propre diamètre. Cela implique également qu’elles sont totalement résistantes à la pénicilline et aux autres substances qui agissent sur les bactéries par rupture de l’enveloppe cellulaire !

Un silence troublé s’ensuivit, que rompit sir Trevor.

— Voulez-vous dire que... hum ! il n’existe pas de traitement ?

— Non, non, nous en trouverons un, assura Ryker, mais pour produire un sérum, il nous faut connaître dans le détail le processus de la mutation.

— Mais vous devez certainement avoir une idée ? questionna le ministre de la Défense.

— Oh ! oui, j’ai une idée. Mais il faudrait la développer, faire des expériences. En avons-nous le temps, selon vous ? demanda-t-il sur le ton patient dont on use avec les enfants qui ont posé une sotte question. Non, nous ne l’avons pas. En revanche, nous pouvons opérer des prélèvements sur les victimes encore en vie ; puis, après avoir analysé le produit et déterminé ses composants, élaborer un sérum. Naturellement, le fabriquer en grande quantité prendra du temps. Et nous disposons de peu de temps, n’est-ce pas ?

Il balaya du regard l’assistance, et ajouta :

— Evidemment, si nous possédions un échantillon du mycoplasme modifié dans son état premier, ce serait un avantage énorme.

— Eh bien qui nous empêche de nous procurer un peu de ce brouillard ? interrogea Douglas-Glyne, sous-secrétaire à la Défense, avec quelque impatience.

— J’ai précisé dans son état premier. Le brouillard contient à présent du bioxyde de carbone et maintes autres impuretés. Je soupçonne que sa teinte jaunâtre est due à la pollution de l’air  – pollution provoquée par nous-mêmes. Eliminer ces éléments pour obtenir un produit chimiquement pur prendrait du temps.

— Ceci nous amène au point suivant, messieurs, dit le ministre de l’Intérieur. J’aimerais rendre la parole au lieutenant-général Macklen. Sir Keith, voulez-vous nous expliquer de quelle façon le virus a été stocké ?

— Et comment il s’est échappé ! ronchonna sir Trevor Chambers.

Sir Keith Macklen se leva comme pour s’adresser aux officiers de son état-major.

— Le mycoplasme de Broadmeyer était stocké dans de petites fioles de verre blindé conservées dans une pièce hermétiquement close. Pour les besoins d’une expérience sur un animal  – un lapin je crois  –, Broadmeyer avait déplacé l’une des fioles et l’avait mal rebouchée. Il s’en aperçut et réajusta le bouchon avant de quitter la pièce. La folie mit un certain temps à se manifester chez lui. Comme l’a expliqué le professeur Ryker, le produit auquel il s’était exposé quelques secondes était dans son état chimiquement pur ; sans l’apport de l’air extérieur, il manquait de virulence. Mais quand le processus s’est enclenché, tout a été très vite. Le professeur a détruit son travail et tué l’un de ses collègues chercheurs. Ensuite son cerveau est tombé en complète dégénérescence : il ne voyait ni n’entendait plus, et s’est donné la mort peu après.

Nous avons décidé que ce produit était d’un maniement trop dangereux et qu’il fallait nous en débarrasser. Trois solutions s’offraient à nous : le détruire, le déverser dans la mer, ou l’enfouir sous terre.

— Et vous avez choisi de l’enfouir sous terre ! s’écria sir Trevor après un long soupir.

— C’est-à-dire... Pas moi, sir Trevor, mais mes supérieurs de l’époque. Rappelez-vous que cela se passait voici quinze ans.

— Poursuivez, sir Keith, dit le ministre de l’Intérieur.

— Nous ne pouvions pas détruire un produit dont nous ignorions à peu près tout. Quant à le déverser dans la mer, nous avons considéré que c’était trop risqué. Alors nous l’avons enterré. Très, très profond, les ampoules de verre blindé étant enfermées dans un épais container de plomb.

— Sous le village, compléta Holman sur le ton de la constatation.

— Certainement pas ! s’émut le militaire vivement contrarié. L’emplacement exact était à plus de quatre cents mètres du village.

— Continuez, sir Keith, répéta le ministre de l’intérieur qui ne tenait pas à ce que la réunion tourne à l’empoignade.

— Des rapports ont été établis concernant le potentiel du mycoplasme et son emplacement sous terre. Les dossiers ont été classés. Or, il se trouve que quinze années après...

Il observa les faces impassibles de ses interlocuteurs, hésita.

— Enfin, depuis quelques semaines, l’armée a procédé à des essais d’explosions souterraines...

— Je le savais ! tonna sir Trevor qui bondit sur ses pieds. Faites confiance à cette maudite armée ! Vous aviez toute la plaine de Salisbury et il a fallu que vous choisissiez l’endroit précis où vous aviez enterré un virus mortel quinze ans auparavant !

— Mais pas du tout ! L’expérience a eu lieu à trois kilomètres au moins !

— Alors comment justifiez-vous le séisme qui a ébranlé le village ?

— Sir Trevor, je vous prie de vous rasseoir ! ordonna le ministre de l’Intérieur d’une voix tranchante. Je vous en ai déjà averti, cette réunion ne donnera pas lieu à la polémique. Nous sommes ici pour trouver une solution ! Veuillez poursuivre, sir Keith.

— Il s’agissait d’essayer un nouvel explosif, très puissant. Les expériences souterraines sont fréquemment utilisées depuis une vingtaine d’années. De nombreux pays y ont recours pour tester la puissance de leurs bombes. Préférez-vous que nous fassions sauter toute la campagne environnante ?

— Je préférerais que vous ne testiez pas de bombes du tout, rétorqua sir Trevor.

— Apparemment, la bombe, et je crains de ne pouvoir vous révéler la nature de l’explosif... a provoqué une fissure qui s’est propagée sous terre. D’où un glissement de terrain qui a libéré le mycoplasme.

— Dois-je comprendre que vous possédez une bombe capable d’occasionner de tels dégâts à trois kilomètres à la ronde ? s’étonna sir Trevor.

— Oui, encore que nous n’en sachions rien à ce moment-là, répondit le militaire en s’efforçant de ne manifester aucune fierté. L’explosion a été sévère, et la fissure s’est propagée sur plusieurs kilomètres. Elle a dû atteindre le point où était enfoui le mycoplasme dans sa boîte de plomb avant de progresser vers le village. La pression de la terre a fait éclater le coffret de plomb dont le contenu s’est répandu le long de la crevasse. Nous supposons que c’est ce produit, déjà pollué et développant son propre gaz, qu’on a vu émerger du sol ouvert.

— Qu’est-ce qui vous le fait supposer ? questionna Holman.

— Dès qu’on nous a signalé la présence d’un gaz empoisonné, nous avons fouillé nos archives et découvert que ce dépôt particulier se trouvait exactement sur le trajet de la fissure.

— Et vous saviez depuis tout ce temps que c’était votre explosion qui avait causé le tremblement de terre ? s’enquit sir Trevor d’un ton accusateur.

Le militaire acquiesça d’un hochement de tête, en évitant de croiser les regards fixés sur lui, comme s’il était le seul coupable.

Le ministre de l’Intérieur prit tout le monde de vitesse.

— Nous savions, précisa-t-il, et nous avions décidé qu’une révélation de cet ordre n’apporterait rien de bon. Jusqu’à présent, s’entend. Je vous remercie, sir Keith.

Le chef d’état-major se rassit, soulagé que sa prestation soit achevée, et le ministre poursuivit :

— Messieurs, nous connaissons maintenant la majeure partie des faits. Ce n’est pas le temps des représailles, mais je tiens à affirmer avec force qu’une erreur humaine aussi considérable ne sera pas tolérée. Je n’en dirai pas plus pour le moment sur ce sujet particulier, mais je peux vous assurer (il se tourna vers sir Trevor) qu’il sera scrupuleusement examiné après que nous aurons fait reculer cette menace. Cela dit, reprenons.

— Nous avons échoué à détourner le brouillard de Winchester ; par bonheur, tous les habitants ont été évacués à temps.

— De quelle façon avez-vous essayé de l’arrêter ? demanda Holman.

Le ministre de l’Intérieur se tourna vers William Douglas-Glyne, sous-secrétaire d’Etat à la Défense et à l’Armée.

— Voulez-vous nous exposer cela, William ?

— Volontiers. Il existe essentiellement quatre méthodes quant au brouillard. La méthode que nous avons utilisée aujourd’hui consiste à saupoudrer du chlorure de calcium depuis un avion volant à basse altitude, une technique régulièrement mise en œuvre à San Francisco pour dissiper ses brouillards. Elle agit par réaction chimique en asséchant l’air, mais malgré les tonnes déversées, cela n’a pas eu grand effet. Méthode inefficace donc dans notre cas, et très onéreuse. Une certaine quantité de vapeur a été dissoute ; néanmoins, comme nous savons à présent que le gaz est autoreproducteur, il va se reconstituer.

— Avez-vous essayé les autres méthodes ? questionna sir Trevor.

— Nous n’en avons pas encore eu le temps. Le chlorure de calcium était d’ailleurs la plus appréciée. Vous comprendrez pourquoi lorsque je vous aurai présenté les autres. Pendant la guerre, nos terrains d’aviation utilisaient ce qu’on appelait le système F100, assez onéreux lui aussi et peu usité depuis. Avec le radar, le brouillard n’est plus vraiment un problème de nos jours, mais voici comment on procédait alors : on chauffait l’air autour du terrain d’aviation à l’aide d’appareils fonctionnant au pétrole ; à mesure que l’air se réchauffait, il absorbait davantage d’humidité et les gouttelettes en suspension se changeaient en vapeur d’eau invisible ; le brouillard se dissipait, une éclaircie se formait au-dessus du terrain et les avions pouvaient atterrir.

Pour ce qui nous concerne, outre le fait que la mise en place autour de la ville d’un système aussi élaboré demanderait trop de temps, le seul résultat serait de différer le brouillard, non de l’éliminer.

La troisième méthode consiste à utiliser des ultrasons. Leurs vibrations rapides ont pour effet d’agglomérer les gouttelettes en suspension qui forment des gouttes assez grosses pour tomber en pluie. L’inconvénient de cette méthode réside dans la force des ondes qu’il faudrait employer : elle pourrait être préjudiciable à tout ce qui vit alentour. Et encore une fois, la capacité d’autoreproduction du produit la rendrait inefficace.

Il marqua une pause pour consulter ses notes, évitant de croiser les regards inquiets fixés sur lui.

— Et la dernière méthode ? pointa le ministre de l’Intérieur.

— La dernière méthode est à déconseiller, car elle nécessite l’emploi de bioxyde de carbone qui profite si bien au mycoplasme. Projeté sur le brouillard, il en cristallise les particules ; en s’agglutinant, elles acquièrent un poids suffisant pour tomber sur le sol. Mais une telle manœuvre ne servirait qu’à « nourrir « le mycoplasme.

— Cela signifie-t-il qu’il n’y a rien à tenter ? s’effraya sir Trevor.

— D’autres méthodes sont à l’étude.

— Piètre réponse, vous en conviendrez !

— Je suis sûr que le pays compte assez de cerveaux d’élite pour trouver une solution, intervint le ministre de l’Intérieur. Outre les nôtres, des instituts scientifiques américains, russes et français sont en pleine recherche. Les principales puissances mondiales travaillent pour nous. Même la Chine nous a offert son assistance. N’oublions pas que rien ne peut empêcher le brouillard de traverser la mer pour atteindre d’autres pays ; la menace ne concerne pas que nous, bien que nous soyons en danger immédiat. Le fait qu’elle puisse vider de sa population une ville de l’importance de Bournemouth a fait prendre conscience du péril au monde entier. En cela réside peut-être le seul aspect positif de cette histoire : c’est que tous les pays ont désormais un ennemi commun. Si nous ne pouvons pas disperser le brouillard, notre seul espoir est de trouver rapidement l’antidote à la maladie. Pour réaliser un sérum, nous avons besoin d’une certaine quantité  – petite il est vrai  – du mycoplasme modifié, dans son « état chimiquement pur », comme l’a expliqué le professeur Ryker.

— Vous savez bien ce que c’est impossible, objecta le professeur, l’expression de plus en plus tourmentée.

— Pourquoi impossible ? demanda sir Trevor. Avec une combinaison de haute protection et un masque à oxygène, on doit pouvoir s’approcher suffisamment du brouillard pour en prélever un échantillon ?

— Il ne s’agit pas de s’en approcher, dit Ryker, il s’agit de parvenir au centre même du brouillard.

— Comment cela, le centre ?

— Nos détecteurs aériens ont signalé un champ de force au centre du brouillard. De toute évidence, c’est là le noyau même du mycoplasme.

— La lueur ! s’écria Holman, moins pour l’assistance que pour lui-même. Quand nous traversions le brouillard, Casey a vu une lueur !

— En effet, monsieur Holman, approuva le professeur. Il est possible que le mutant émette une sorte d’incandescence due à des réactions chimiques.

Sir Trevor Chambers reprit avec irritation :

— Le truc est au centre, d’accord. Cela n’empêche personne d’y aller avec une protection convenable !

Ryker lança un regard oblique au ministre de l’intérieur. Il en reçut un signe d’acquiescement des plus énergiques.

— Sir Trevor, répondit-il, nous avons parlé tout à l’heure de l’imprudence de Broadmeyer. Tout de même, cette imprudence avait ses limites. Aucun scientifique n’est assez négligent pour manipuler des produits chimiques dangereux sans protection convenable. Il était revêtu d’une combinaison spéciale.

— Grands dieux ! Vous voulez dire qu’il n’existe pas de protection contre ce brouillard ?

— Pas celle qui permettrait à un homme de se déplacer librement. Le produit transperce le tissu spécial de nos combinaisons, c’est aussi ce qui le rend si dangereux.

— Même des combinaisons plombées ? questionna Holman.

— Trop lourdes et encombrantes pour une opération de cette nature. Celui qui porterait une telle combinaison aurait à parcourir presque un kilomètre dans une quasi-obscurité pour atteindre le centre du brouillard, sans avoir aucune garantie qu’elle le protégerait du mycoplasme là où il est le plus concentré.

Un soupçon se glissa dans l’esprit de Holman. Il plongea son regard droit dans celui du ministre de l’Intérieur.

— Ceci nous ramène à notre discussion quant à l’immunité, n’est-ce pas, monsieur le ministre ?

Très embarrassé, le ministre acquiesça.

— Il nous faut une personne immunisée pour nous rapporter un échantillon du produit. Il semblerait que vous soyez cette personne, monsieur Holman.

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